Le Lieu-Dit (Paris, 1978-1983) : un forum pour les artistes femmes

Situé dans le quartier de la Sorbonne à Paris, le Lieu-Dit était un espace de vie et de rencontres créé par l’écrivaine Yolaine Simha. Pendant les cinq années de son existence (1978-1983), le Lieu-Dit a accueilli des expositions d’artistes femmes ainsi que des réunions en soirée, sur des thèmes ayant attrait au féminisme et à la création. L’activité d’exposition du Lieu-Dit était centrée sur la création contemporaine d’artistes femmes et a fait bonne place à de nouvelles formes d’expression comme la performance ou l’art vidéo et la photographie. Les évènements en soirée, qui avaient lieu en non-mixité, traitaient de problématiques en lien avec la condition des femmes, la littérature ou la création artistique. Enfin, le Lieu-Dit était également un salon de thé qui proposait divers mets faits-maison et une bibliothèque d’ouvrages féministes dans un cadre calme.

Vue de la cour intérieure, par laquelle on accédait au Lieu-Dit. Sans date, fin des années 1970. Crédit : Pierre Paini.

Yolaine Simha (à droite) avec une amie, attablées dans le salon de thé. Sans date, fin des années 1970. Crédit : Pierre Paini.

La particularité de son fonctionnement résidait dans sa dimension collaborative, communautaire et alternative : il s’agissait d’un espace à but non-lucratif (à l’exception des activités de salon de thé), et non pas d’une galerie commerciale. Les plasticiennes-exposantes disposaient d’une liberté totale dans la présentation de leurs oeuvres, sans qu’aucun frais ne soit demandé. Des artistes comme Françoise Janicot, Monique Frydman, Colette Deblé, Léa Lublin, Françoise Éliet, Marie Orensanz, Alice Hutchins, Raymonde Arcier, Lou Perdu, Nil Yalter, Danièle Blanchelande et beaucoup d’autres ont ainsi pu y exposer. La programmation et l’organisation des activités étaient prises en charge par un collectif de femmes engagées aux côtés de Yolaine Simha dans le projet, et ce de manière fluide et informelle. Faute de fonds et de relai institutionnel, le Lieu-Dit a finit par cesser ses activités en 1983.

Le Lieu-Dit a été une sorte de forum au sein du féminisme en art dans les années soixante-dix. Tout d’abord pour les femmes, artistes ou non, qui le fréquentaient. Yolaine Simha souhaitait les aider « à maintenir leur effort et à reconquérir une certitude quant à la nécessité et à la priorité de leurs expressions¹ ». Il s’agit donc d’apporter un réel soutien, revaloriser et encourager des femmes qui pourraient en avoir besoin, dans leur création mais aussi dans leur vie. Pour ce faire, le Lieu-Dit avait vocation à favoriser les rencontres et les échanges dans un cadre informel, tout autant qu’à stimuler et nourrir la pratique artistique en organisant des soirées thématiques autour de la création. Ces soirées étaient l’occasion pour des artistes de parler de leur pratique, de la montrer et de la discuter. On pouvait y voir également des présentations d’ouvrages féministes récents, ou assister à des débats et des projections.

Programme des activités prévues à l’hiver 1978-1979. Crédit : Anouk Chambard.

Le Lieu-Dit était également, dans une perspective plus large, inclus dans un véritable réseau féministe, parisien mais aussi international. Ce réseau s’articulait notamment autour de revues féministes telles que Sorcières, La Revue d’en Face, Questions féministes ou Les Cahiers du GRIF en Belgique. Des femmes engagées dans ces publications interagissaient régulièrement avec le Lieu-Dit et sa créatrice, dont Françoise Collin (philosophe, créatrice des Cahiers du GRIF) et Anne Rivière, directrice de publication pour la section Arts de la revue Sorcières. Nombre de figures engagées dans le mouvement des femmes issues du monde des arts ou de l’édition mais aussi des intellectuelles, ont fréquenté ses évènements : les créatrices de la maison d’édition féministe Tierce (Françoise Petitot et Françoise Pasquier), les journalistes Catherine Millet et Catherine Francblin, les membres fondatrices du collectif Femmes/Art Françoise Éliet et Christine de Buzon, la philosophe Michèle Le Doeuff ou enfin l’écrivaine Michelle Causse. Des universitaires et artistes étrangères s’y sont également rendues, telles que Judith Wolfe, Gloria Orenstein ou l’écrivaine italienne Luce D’Eramo, et des journaux étrangers en ont relayé les activités : en Suède, aux États-Unis, en Allemagne, en Belgique.

Yolaine Simha (à gauche) avec la critique d’art Aline Dallier au Lieu-Dit. Sans date, fin des années 1970. Photographie de Françoise Janicot.

Mais le réseau féministe dans lequel le Lieu-Dit s’insérait était surtout organisé en constellation autour de nombreux groupes de plasticiennes engagées : Femmes/Art² , Femmes en lutte, Féminie-Dialogue, La Spirale, Art et Regard des femmes. On remarque, comme l’a noté Fabienne Dumont dans son ouvrage qui leur est consacré³ , que les participantes des groupes de plasticiennes entretenaient des liens assez proches les unes avec les autres. Il est en effet très fréquent de retrouver les mêmes noms au sein de ce réseau. Pour ce qui est du Lieu-Dit, ses relations étaient particulièrement proches des créatrices et membres du groupe Femmes/Art. Monique Frydman, Irène Laksine, Colette Deblé ou Alice Hutchins, membres de celui-ci, ont ainsi exposé leurs travaux aux côtés de Christiane de Casteras et d’Andrée Marquet, créatrices du groupe Féminie-Dialogue, de Danièle Blanchelande et Lou Perdu qui participaient aux activités du collectif Art et Regard des femmes, ou d’Isabelle Champion-Métadier, liée au groupe Femmes en lutte.

Françoise Éliet (au centre, avec les lunettes) au Lieu-Dit à l’occasion du vernissage de son exposition personnelle “Mains aveugles” en janvier/février 1979. Photographie de Françoise Janicot.

C’est cet enchevêtrement de liens entre les différents cercles, constitutif de la scène féministe en France aussi bien qu’à l’étranger, qui a amené Fabienne Dumont à parler de la mise en place d’un véritable réseau parallèle et alternatif féministe à Paris dans les années 1970⁴. Cette interconnexion s’incarne assez bien au sein du Lieu-Dit. Il était en effet fortement intégré à ces différents cercles et des protagonistes d’un grand nombre d’entre eux ont fréquenté ses murs. Cela permet de l’envisager comme faisant partie des « sites de convergence⁵ », comme les a défini la sociologue Laure Bereni, qui jouent un rôle centralisant et structurant au sein des dynamiques pourtant éclatées de « l’espace de la cause des femmes⁶ ».

Comme le relève Cathy Bernheim qui les appelle les « chainettes manquantes⁷ », les initiatives de ce genre ont été nombreuses durant la période. Cependant, de par leur caractère spontané et éphémère, elles ont peiné à laisser des traces, aussi bien matérielles que dans l’histoire qui a été faite de ces années-là. Or le Lieu-Dit s’inscrit au sein d’un ensemble d’initiatives de femmes qui souhaitaient réfléchir aux problématiques du féminisme en art : les différents groupes de plasticiennes et revues féministes déjà évoqués, mais aussi les autres « lieux de femmes » (librairies, locaux divers, café associatifs, galeries alternatives, …), qui ont vu le jour pendant la décennie 1970. Ce sont toutes ces initiatives spontanées qui, malgré leur dimension éphémère inhérente, ont constitué concrètement le Mouvement des femmes en art. Elles ont participé à mettre en place des espaces de création et d’expression novateurs pour les artistes, et plus généralement les femmes, au sein d’un contexte qui en manquait cruellement. Elles ont ainsi une importance capitale pour l’histoire des mobilisations collectives à la suite de Mai 68, pour l’histoire de l’art et tout particulièrement l’histoire des artistes femmes.

Or la documentation de leurs activités est rendue malaisée par une difficulté d’accès aux sources : en l’absence de tout relai institutionnel, la recherche repose très principalement sur des archives privées ainsi que sur les témoignages des personnes impliquées dans ces projets. Ces documents, importants pour retracer l’histoire de cette période, sont fragiles et appellent à être conservés de manière durable – mais aussi à être rendus plus accessibles.

1. Yolaine Simha, Travail de femmes, document dactylographié inédit, 1979, p.5. [↩]
2. Diana Quinby, Le collectif Femmes/art à Paris dans les années 1970 : une contribution à l’étude du mouvement des femmes dans l’art, thèse de doctorat sous la direction de Françoise Levaillant, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2003, non publié. [↩]
3. Fabienne Dumont, Des sorcières comme les autres, Artistes et féministes dans la France des années 1970, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. [↩]
4. Ibid., deuxième partie. [↩]
5. Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes » dans BARD, Christine (dir), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p.27-41. [↩]
6. Ibid. [↩]
7. Cathy Bernheim, « Les chainettes manquantes », dans Françoise FLAMANT et al. et Institut Émilie Du Chatelet (ed.), 1970-2010 : Quarante ans de pratiques féministes en Ile de France, [actes de colloque, Paris, 5 juin 2010], consultable sur http://www.institutemilieduchatelet.org/ [↩]